Grèce, sortie de crise, sortie de l’euro


La crise grecque approche du point de non-retour. Les décisions qu’Athènes s’apprête à prendre influeront sur l’évolution du projet européen au cours des prochaines années. Les commentateurs estimant que la Grèce est un « petit pays » — ne représentant que 2 % du produit intérieur brut (PIB) européen — et que l’impact d’une déflagration hellène sera aisément contenu n’ont peut-être pas pris toute la mesure de la débâcle actuelle.
par Costas Lapavitsas, juin 2012
La tempête qui balaie la Grèce résulte en premier lieu de sa décision de rejoindre la zone euro le 1er janvier 2001, un choix qui allait conduire à la dislocation de son économie. Le pays fait en effet les frais du mythe selon lequel l’adoption d’une « monnaie forte » placerait les économies faibles sur un pied d’égalité avec les plus robustes. On s’aperçoit désormais que de telles politiques finissent par affaiblir les acteurs les plus vulnérables — une logique dont le Portugal, l’Irlande et l’Espagne pourraient bientôt offrir une nouvelle démonstration.
Dans ces conditions, Athènes se dirige désormais vers une sortie de l’euro, et l’ensemble des pays de la périphérie européenne pourraient lui emboîter le pas — une procession dont les conséquences sur l’union monétaire ne seront pas anodines puisqu’elle conduira à la réintroduction de mécanismes de pilotage économique que le néolibéralisme avait conduit les Etats à abandonner.
Ses thuriféraires présentent volontiers l’union économique et monétaire (UEM) comme un pas décisif vers l’intégration européenne, incarnation institutionnelle de la solidarité qui unirait les populations de la région. Est-ce vraiment le cas ? L’euro est une monnaie de réserve internationale, capable de concurrencer le dollar. A ce titre, il sert, avant tout, les intérêts des banques et des grandes entreprises. Il s’agit également d’une construction toute particulière, apparue ex nihilo sur les bases d’une alliance hiérarchique entre Etats indépendants. Un tel agencement ne manque pas de soulever quelques problèmes qui, dès la genèse du projet, en annonçaient l’échec.
Première difficulté, la contradiction qui oppose politiques monétaires et budgétaires. L’espace monétaire de l’UEM a été construit comme homogène, permettant à la Banque centrale européenne (BCE) d’offrir le même taux d’intérêt à toutes les banques. L’espace budgétaire, en revanche, se caractérise par une grande hétérogénéité, puisque chaque Etat continue à exercer sa souveraineté en termes de recettes (impôts) et de dépenses. La discipline budgétaire — imposée par le Pacte de croissance et de stabilité (1), renforcée par le Pacte budgétaire (2) et supposée régler ce problème —, n’est pas parvenue (pour l’heure) à abolir la souveraineté budgétaire des Etats.
La seconde difficulté est passée plus inaperçue ; ses conséquences pourraient néanmoins faire grand bruit. Contrairement à l’espace monétaire de l’UEM, son environnement bancaire est également hétéroclite : il n’existe pas de « banques européennes », mais des banques françaises, allemandes, espagnoles... Même si, en régime de croisière, tous les établissements s’abreuvent de liquidités auprès de la BCE, elles se tournent vers leurs Etats respectifs dès que leur solvabilité est en doute. Les banques brassent donc une devise transnationale, mais demeurent adossées à des nations.
Au cœur de ces deux problèmes, l’absence d’un Etat fédéral européen — laquelle renvoie à l’inexistence d’un peuple constitué à cette échelle. La construction européenne a imbriqué des nations différentes en les enduisant du vernis uniforme de structures économiques communes. L’opération suffisait-elle à dépasser les spécificités nationales ? Peut-être pas. Cette réalité est d’ailleurs l’une des causes fondamentales de la crise de la zone euro, et l’un des principaux obstacles à sa résolution.
Contrairement à l’antienne selon laquelle des Etats indisciplinés auraient toléré la boursouflure de leurs dépenses publiques, la crise actuelle découle avant tout d’une perte de compétitivité des pays de la périphérie.
Les pays de la zone euro se sont eux-mêmes assujettis à un sévère carcan : taux de change fixés, politique monétaire unique et discipline budgétaire imposée depuis l’extérieur. Dans ces conditions, les gains de compétitivité ne pouvaient plus provenir que du marché du travail — d’où l’actuelle « course au moins-disant salarial » (3). Avec un grand vainqueur, l’Allemagne, dotée d’un Etat suffisamment fort et d’un mouvement social suffisamment faible pour imposer une telle rigueur.
Pour les autres, les pertes de compétitivité se soldent par des déficits de leur balance des comptes courants (4) — symétriques aux excédents affichés par l’Allemagne. Pour financer ces déséquilibres, les pays de la périphérie ont dû emprunter à l’étranger, un mécanisme huilé par la BCE qui mettait des liquidités peu coûteuses à la disposition des marchés. En conséquence, la dette — interne comme externe, publique comme privée — a gonflé démesurément.
Pour le dire autrement, la dette des pays de la périphérie européenne découle directement du gel des salaires en Allemagne... Mais la voie qui conduirait à amputer ceux versés aux Grecs, Espagnols, Irlandais, de façon à rattraper les « prouesses » de Berlin impliquerait une violence sociale telle qu’elle provoquerait des soulèvements et, probablement, l’implosion de la zone euro.
La question politique brûlante est la suivante : qui supportera les coûts d’un défaut sur la dette d’un des pays de la périphérie ? Et, en particulier, qui protégera les banques européennes contre cette déflagration ? Sans surprise — étant donné le poids des structures nationales au sein de l’union monétaire —, les pays du centre ont refusé de prendre en charge la dette de la périphérie. Il va sans dire que les Etats sont peu disposés à porter secours à des établissements bancaires étrangers.
L’Union européenne a donc opté pour le versement de prêts d’Etat à Etat, conditionnés à l’application de mesures d’austérité et d’ajustement structurel visant à comprimer le « coût du travail ». D’autres pistes — telles que l’émission d’euro-obligations, l’émission par la BCE de liquidités correspondant au montant de la dette ou l’établissement de transferts budgétaires (5) au sein de la zone — faisaient reposer une partie importante du sauvetage sur les épaules des pays du centre. Elles ont été écartées : introduites sans résolution du problème fondamental — l’absence d’Etat fédéral, ou la primauté des préoccupations nationales —, de telles mesures provoqueraient d’importantes crises politiques.
Au départ, la stratégie de l’Union européenne se heurte à la question des écarts de compétitivité. Puis l’accroissement de la dette des pays de la périphérie contribue à les affaiblir, et met en péril leur capacité à rembourser. De façon assez paradoxale, cette stratégie achoppe sur le caractère fondamentalement national des banques de la zone. Plus la crise dure, plus celles-ci se tournent vers les Etats-nations pour obtenir des fonds, bénéficier du mécanisme de soutien exceptionnel à la liquidité bancaire (permettant à une banque centrale nationale d’émettre elle-même des euros) et continuer à prêter. A mesure que les banques recherchent le refuge d’institutions non-européennes, l’union monétaire se fissure de l’intérieur.
Cette désintégration ne peut être enrayée qu’à la condition de changements majeurs au sein de l’UEM. Il faudrait, au minimum, un Plan Marshall visant à accroître de façon systématique la productivité de la périphérie, et donc sa compétitivité. Un tel projet implique de mettre en œuvre une politique redistributive en Allemagne, par le biais d’une hausse des salaires ; d’annuler (une partie) de la dette des pays de la périphérie ; et de mettre en place un système de transferts budgétaires au sein de la région. Enfin, on ne s’épargnera pas la mise à plat du système financier et la création d’une autorité capable d’en assurer la solvabilité. Rien d’évident, donc, puisque chacune de ces mesures requiert des changements sociaux et politiques majeurs.
Ceux que les dieux souhaitent détruire,
ils commencent par les rendre fous

Pour la périphérie, il est probablement déjà trop tard. La désintégration de l’UEM a provoqué une flambée de mouvements sociaux, attisée par une austérité dont aucune perspective de croissance ne tempère la brutalité. A commencer par la Grèce où les mesures de « sauvetage » ont provoqué une dépression sans précédent en temps de paix. La chute cumulée du PIB sur la période 2010-2012 atteindra probablement 20 %, cependant que le chômage avoisine les 25 %. L’impact sur les salaires et les retraites s’avère dévastateur. Les centres-villes sont en proie à de véritables désastres humanitaires.
Les composantes de la demande agrégée (6) demeurent déprimées. L’investissement a connu une baisse continue au cours des cinq dernières années et la consommation plonge elle aussi. Les exportations ont connu un rebond en 2010-2011, avant d’atteindre un plateau en 2012. La restructuration de sa dette, en mars 2012, a offert à la Grèce un répit de courte durée, et l’endettement public demeure insoutenable sur le long terme. Mais au cœur de la tourmente, la « troïka » — l’Union européenne, le Fonds monétaire international (FMI) et la BCE — exige de nouvelles coupes budgétaires : entre 11 et 12 milliards d’euros pour la période 2013-2014, dans l’espoir d’amener Athènes à afficher un excédent primaire (7) conséquent. Ceux que les dieux souhaitent détruire, ils commencent par les rendre fous.
Mais les ravages de la monnaie « forte » ne sont pas uniformément partagés par la population grecque. L’élite souffre peu ; la baisse des salaires assomme les plus pauvres. Les agriculteurs ont également versé un lourd tribut à l’orthodoxie monétaire, bien que protégés par la hausse des cours des produits agricoles. La principale menace politique et sociale dans le pays demeure néanmoins l’effondrement de la classe moyenne : petits et moyens entrepreneurs, professions libérales et fonctionnaires. Sans surprise, la protestation s’intensifie et la lutte contre l’austérité a déclenché des grèves très suivies, des manifestations et des appels à la désobéissance civile.
Les élections du 6 mai ont démontré qu’une majorité s’oppose aux modalités du « sauvetage » de la Grèce, tout en souhaitant rester au sein de la zone euro. Le pays se trouve divisé en deux camps politiques : l’un se cristallise autour du parti de droite Nouvelle démocratie ; l’autre autour de Syriza, à gauche. Le premier attire ceux qui, pour l’heure, s’en tirent le mieux — notamment les classes dirigeantes. Le second s’est rapidement transformé en un parti de masse rassemblant ouvriers, employés et classes moyennes paupérisées.
Bien que les deux camps insistent sur le fait qu’ils souhaitent le maintien d’Athènes au sein de l’UEM, l’instabilité politique pousse inéluctablement le pays vers la sortie. Malheureusement, celle-ci pourrait se faire de façon chaotique, déclenchée, par exemple, par une panique bancaire (bank run) qui verrait des épargnants inquiets tenter de récupérer leurs dépôts. Même dans le cadre d’un scénario « chaotique », les étapes d’une telle sortie sont désormais connues de tous — au moins dans les débats internationaux.
Dans un premier temps, la Grèce rejette les termes de son sauvetage et suspend ses remboursements : elle fait défaut. Le pays reprend en main les leviers décisionnels lui permettant de s’attaquer à la crise et de transformer son économie. Il s’engage dans un processus d’audit de sa dette (8), sur la base des travaux d’une commission ayant examiné la nature — odieuse ou légitime — ainsi que la viabilité sociale de l’endettement hellène. Au défaut succède la réintroduction de la drachme, peut-être au cours d’un week-end. Athènes impose un contrôle des flux de capitaux. Le changement de monnaie déclenche (probablement) une triple tempête — monétaire, bancaire et commerciale —, dont il convient de traiter séparément les différents vents.
Sur le plan monétaire, les événements conduisent à la circulation parallèle de la drachme, de l’euro et peut-être d’autres formes de monnaie fiduciaire émise par l’Etat, ce qui modifie les pratiques bancaires et entraîne une vague de litiges.
Sur le plan bancaire, la crise résulte de l’incapacité des établissements à respecter leurs engagements dans un contexte où certains actifs et passifs émis sous loi étrangère demeurent libellés en euros. Les banques n’ont plus accès aux liquidités émises par la BCE et se voient fragilisées par le défaut hellène sur sa dette publique. Elles sont donc nationalisées, alors que le gouvernement annonce une garantie pour les dépôts en drachme. Des dispositions similaires protègent les entreprises exposées à des dettes étrangères. Enfin, la banque de Grèce retrouve sa capacité à frapper sa propre monnaie.
L’effondrement du taux de change de la nouvelle drachme annonce le volet commercial de la crise. A court et moyen terme, ce phénomène galvanise la compétitivité grecque, autorisant l’industrie à accroître sa part de marché intérieur ainsi que ses exportations. Il s’agit là d’une étape décisive pour relancer l’économie, et l’emploi. A très court terme, cependant, certains biens viennent à manquer (pétrole, médicaments, certaines denrées). Il est donc nécessaire de manipuler le taux de change et de faire usage de mesures administratives pour régler ces difficultés jusqu’au rééquilibrage de la balance des comptes courants.
Le choc à court terme d’une sortie est le prix à payer pour échapper au piège de l’UEM. La Grèce doit, par la suite, poursuivre le travail en mettant en place un vaste programme de redistribution des revenus et de la richesse, ainsi qu’une politique industrielle capable de dynamiser la croissance. Sans parler de la restructuration de l’Etat et de l’éradication de la corruption, deux mesures-clés.
Une sortie de la Grèce pourrait précipiter des décisions similaires de la part d’autres pays de la zone euro — une réaction en chaîne qui mettrait à mal les institutions et l’idéologie sur lesquelles repose la monnaie unique. Il est impossible de dire si les institutions monétaires seraient en mesure de résister à un tel choc, mais l’Europe entrerait dans une phase de bouleversements considérables. L’effondrement de l’expérimentation grandeur nature d’une « monnaie forte » pourrait être porteur de changements politiques et sociaux à travers tout le continent.

Costas Lapavitsas
Professeur d’économie à la School of oriental and african studies (SOAS) de l’Université de Londres. A dirigé l’ouvrage Crisis in the Euro zone, Verso, Londres, 2012.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Mao surf biensur mais aussi batterie a ces temps perdus